6 févr. 2014

Dans… l'île Miscou, Nouveau Brunswick

20 avril 2013


Sur la photo que Madeleine avait sortie de son sac, elle portait une longue robe rouge boutonnée sur le devant. Ses cheveux noirs étaient remontés en chignon, ses lèvres peintes. Elle avait la peau gorgée de lumière, elle riait, elle ne sait plus à qui. C'était le souvenir d'une autre vie, un temps sans limite. Depuis, ses épaules s'étaient courbées. Son visage s'était desséché, à mesure qu'on aspirait ses rêves. Ses cheveux étaient si fins désormais qu'on pouvait voir son crane à certains endroits. Et ses paupières aussi s'étaient affaissées, transformant ses yeux d'amande en une lamentation fatiguée de devoir se supporter.

Le train s'était arrêté. Elle enroula son châle autour de la tête, enfila son manteau. Le quai était rempli de bras ouverts et de mains levées. Elle aurait aimé avoir un amant qui l'attende. Un amant comme on en voit dans les films en noir et blanc, qui monte dans le train à vapeur et qui lui enlace la taille. Un amant, ou alors un mari. Un mari qui l'embrasse sur la joue, prend sa valise et lui emboite le pas. Mais c'est un employé qui saisit son bagage et l'invita à le suivre. Il faisait frais encore à cette époque de l'année. En marchant sur le quai, elle retenait son châle contre ses joues pour les protéger du vent. Les gens s'accolaient comme les globules d'un sang malade. Un chien était attaché à un poteau près d'un amoncellement de sacs. Il lui rappela Gouache, son gros berger blanc. Elle lui tapota le museau au passage. Gouache était mort seul au début du printemps 2001 dans la maison de l'île Miscou. Madeleine chantait ce soir-là pour les seize familles de Braddock, un village du Dakota du Nord dont le cimetière comportait autant de pierres tombales que le village d'habitants.

Elle avait pris une chambre dans l'auberge de la gare pour ne pas avoir à passer la nuit dans le train. C'était une bâtisse simple en bois qui avait été apparemment ajoutée longtemps après la construction de la gare. Sa chambre était au second étage. Il y avait deux lits doubles recouverts d'un tissu fleuri, presque printanier, une immense télévision suspendue au mur qui faisait face aux lits, et dans le coin opposé deux fauteuils gris séparés d'un guéridon. Depuis la fenêtre, elle pouvait voir tous les trains arriver et repartir vers d'autres paysages. Elle avait connu les chambres d'hôtels glauques débusquées très tard dans la nuit, les suites dans les palaces, le mouvement chaloupé des cabines du paquebot qui l'emmenait en Europe, les studios poussiéreux d'artiste, les canapés des lâches qui voulaient jouir de l'absence de leur épouse mais n'osaient pas souiller la chambre matrimoniale, et elle avait vieilli.

Les voyages la fatiguaient. Encore une nuit dans un hôtel, une journée dans un train, et elle serait dans son petit village acadien. «Room service!». Elle quitta la fenêtre et alla ouvrir la porte. L'employé de l'auberge déposa son plateau sur le guéridon. «Je vous sers?». Elle fit un signe de la tête. Il versa le thé fumant dans une tasse, reposa la théière. «Du lait?». Sa politesse était un peu froide, détachée du lieu dans lequel ils se trouvaient tous les deux. Elle aurait aimé lui demander à quoi il pensait. Ou plutôt à qui. Il ne pensait pas une seconde au fait que cette femme debout devant lui avait un jour été regardée avec autrement de désirs par un homme de son âge.

Le soleil s'était couché depuis longtemps. Madeleine avait retiré ses chaussures après le départ de l'employé et s'était allongée sur le couvre-lit. Le thé était froid.

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