23 mars 2011

Dans la ruelle sans nom, au sud de l'avenue Mont-Royal, Montréal

20 mars 2011

C'est le commencement qui est le pire,
puis le milieu puis la fin;
à la fin, c'est la fin qui est le pire.
Beckett

Au fond, un amas phénoménal d'objets qui fut autrefois ce que j’osais encore appeler un établi, qui essaya aussi d'être un bureau, gagne presque le mur d'en face, et voudrait bien qu'on lui donne enfin la forme d'un atelier. Les vélos suspendus au plafond par de grosses chaines qui étaient là avant. La basse et les amplis. Du béton froid. Une peau de mouton synthétique Ikéa. Des cartons (ou des boites) qui pourraient être l'ébauche de multitudes d'autres vies, mais n'osent pas. Et le vieux sofa gris.
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Dans mon garage, la lumière ne passe pas. Quand j’arrive pas à dormir, j'y descends me regarder un film. Je descends. Parce que là-haut, c’est bien trop haut, dans cette chambre, pour l’insomnie, l’insomnie, ça aussi, c’est léger, si léger que ça commence, les regards par la fenêtre, l’espoir d’une vie meilleure, une bulle, ploc.
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Hier soir, j’ai regardé un documentaire sur deux petits vieillards fanatiques qui attendaient Élias, le sauveur, sans perdre espoir. Et si l’espoir était un autre mot pour dire déception? C’est le journaliste qui posait cette question.
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En 1912, mon arrière grand-père, un farfelu du nom de Reichelt, s’est posté au dernier étage de la Tour Eiffel dans sa combinaison d’homme-oiseau. Il s’est élancé dans le vide, déployant ses ailes majestueuses et… est tombé comme une pierre sur 317 mètres avant de se fracasser sur le bitume en éclaboussant les curieux. Dans un sens, il a laissé son empreinte un trou de 35 cm de profondeur pour la postérité. Quant à mon père... Chez moi, les hommes meurent tous de peur avant de toucher le sol.
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Pour ne pas faire comme mes aïeux, j’ai décidé de ne pas m’enfuir. Dans l’espoir. Et l’attente. De ne pas croire qu’il s’est passé quelque chose d’exceptionnel quand il m’est rentré dedans comme le Saint Esprit sur le pauvre monde. Ne pas attendre que ça fasse, enfin, basculer tout le reste. Ne pas imaginer que c’est lui dont je ne connais rien que ses yeux bleus. Ne pas fendre l’espace de la rencontre de possibles à venir. Ne rien projeter dans les silences de l'événement. Ne pas prétendre qu’il s’agit d’un événement. Ne pas rêver sa peau les yeux ouverts. Ne pas me désinteresser de tous les autres hommes qui ne sont pas lui que je ne connais pas. Ne pas cesser de vivre ma vie. Ne rien changer. Surtout pas mon itinéraire quotidien dans l’espoir de retomber sur lui par un heureux hasard. Ne pas se dire que la vie l’a mis sur ma route. Qu’elle pourrait vouloir encore m’y confronter. Qu’il y a des gens qu’on ne cesse de croiser par hasard. Alors que d’autres disparaissent.
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À la page 234 de son carnet, mon grand-père a rencontré la lumière divine: Les détonations des grenades, depuis, résonnent d’un silence éternel… Puis il a marché sur une mine, et s’est dissous dans l’atmosphère aussi silencieusement qu’il s’était fondu dans une morne existence de son vivant. Il est mort, laissant derrière lui, une femme et des enfants qu’il n’a pas su aimer, et au-devant, à jamais désirée, jamais goûtée, la vie qui vous brûle par les deux bouts jusqu’à ce que vous partiez en fumée en irradiant les siècles à venir.

18 mars 2011

Dans la rue... Garnier, Montréal

 9 mars 2011
Appeler le plombier. Racheter du lait. Jeter un coup d’œil au travail d’Antoine. Ramener les vidéos que nous n’avons jamais le temps de regarder. Passer à la pharmacie. Consulter les messages sur le répondeur.

Assise dans le noir, elle dresse un portrait mental des journées qui défilent, toutes différentes dans leur détail. Toutes identiques pourtant, la somme de menus gestes qui ne créent rien, ne laissent pas de trace.

La régularité du souffle qui sort du canapé lui confirme qu’il s’est assoupi. Elle est inquiète. Elle s’est toujours sentie menacée par les bruits nocturnes des maisons, l’eau gargouillant dans les tuyaux des radiateurs, la ponctuation nerveuse du tic tac de l’horloge, le ronronnement de l’ordinateur, les souris dans les murs, les fissures au plafond.

Les photos dans les cadres.

Elle crache une nouvelle gerbe de fumée. Toux de l’autre. Elle secoue l’air de la main, comme une ado coupable. La souris interrompt sa plainte dans la penderie. Le silence est presque total pendant quelques secondes et vlouf, l’eau dans le radiateur qui refait sa tournée. Elle est persuadée qu’il lui manque quelque chose de gros, un truc qu’aurait un lien direct avec sa vie. Qu’il faut qu’elle s’en occupe maintenant, avant qu’il soit trop tard. Mais qu’est-ce que tout cela peut bien vouloir dire?

Faire de la soupe. Laver le plancher. Rempoter le lierre. Réparer la poignée de la porte d’entrée. Cirer les meubles. Acheter la carte mensuelle de métro. Changer l’ampoule de la salle à manger

8 mars 2011

Dans la rue... Généreux, Montréal

24 fevrier 2011
À ceux qui partent
Les lieux communs du quotidien. C’est lourd. Mais ça dit ce que ça dit. Ces espaces qui reposent sur des conventions pour qu’on puisse y habiter à plusieurs. Rien à voir avec le cliché, qui, par la fugacité de son irruption – clic –, rappelle que cette communion a toujours une fin trop précoce.
Les bruits. Lourds aussi. Il y a le bruit des verres qu’on sort du rack, ceux qu’on range à leur place. Le grincement de la porte battante. Les dernières commandes de la soirée qu’on gueule à la cuisine pour économiser quelques pas. Le bruit d’un travail encore tendu vers l’excitation, mais plus vers l’urgence. Dans la salle, le bourdonnement d’une discussion qui semble figée de table en table, de soir en soir. On commence parfois par la politique ou le cinéma pour se donner le change. Mais on passe vite au seul sujet qui vaille la peine du bruit qu’on fait et qu’on endure, moi, moi, moi… parce que moi… comme je dis… moi… moi et l’autre… qu’a appelé… pas rappelé… qu’a changé de photo sur son profil… qu’est lâche… qu’est beau… qu’a laissé un message sibyllin sur un écran qui ne le supporte pas… le lundi… le mardi, il a écrit… le mercredi… le jeudi… après ça… après ça, il m’a quitté.
L’absence. De l’autre. Lui et sa grâce sans fausse note. Dont il reste si peu déjà. Le manque. Quelque chose de béant. Qui était trop étourdissant en sa présence. La porte battante. Les derniers clients… moi… l’autre… je vais voir son profil… pas maladivement… mais souvent… S’il est parti, ce n’est pas parce que je n’ai pas pu le retenir. C’est ma seule consolation. S’il est parti, ce n’est pas malgré moi. Il gèle dehors. La neige. C’est l’hiver qui s’étire. Les rues Gilford. Bordeaux. Clark. Garnier. Ne sont qu’un seul et même couloir qui mène de la maison au travail, du travail au métro. D’une solitude à l'autre, saturée.
Son raffinement… qu’il avait envie de briser, parfois, faire quelque chose de lourd, de vulgaire, pour lasser la beauté, pour se sentir enfin aimé, tout au fond. Les chaises qu’on tire. Je ne les entends plus. Que les pas feutrés des passants qui préfèrent le risque des ruelles enneigées à l’accès morne des rues principales. Le manque. C’est peut-être de l’amour. C’est peut-être du désir. Ou l’envie d’une légèreté que je ne peux effleurer sans lui parce que je ne suis pas quelqu’un d’autre.
Vaisselle sale. Bouteilles vides. Poubelles. Le manque et la saturation. J'aurais pu lui dire, reste. Reste, on peut vivre à deux sur mon salaire. Les derniers rires s’échappent dans la rue. On cherche la compagnie des autres pour remplir quelque chose. Beaucoup d’accumulation. Beaucoup de complaisance. Beaucoup de bruit. Mais, au fond, il n’y a plus rien qui nous remue.
Pourtant, oui, pourtant, on finira bien par être heureux quelque part. Dans un État médium. Au lieu de passer d’un absolu l’autre. Peut-être, sa délicatesse finira par rompre, et notre peur de l’insignifiance, dans ce pays de porcelaine.

1 mars 2011

Dans la rue Clark, Montréal

 14 fevrier 2011
Le lent délabrement du quotidien
Il y a quelque chose qui cloche. La liste des tâches à accomplir peut bien attendre un jour de plus. Quelque chose cloche et ce n’est pas «le lent délabrement du quotidien». Cette menace-là est bien derrière. Et pourtant. Elle courbe l’échine, retient son souffle. Elle sait bien. Ça va s’abattre d’un coup. Pourtant.

Pourtant, c’est un bel appartement, lumineux, juste pour elle. Pourtant, il y a des bars et des bouteilles de vin à portée de bras. Des rires alcoolisés qui remontent jusqu’à sa fenêtre. Une forme d’espérance dans le sourire du voisin. Un bureau séparé de la chambre. De l’espace. Pour respirer. Mais elle ne respire pas. Elle ne cuisine pas. Elle n’écoute pas de musique à tue tête en dansant devant la glace. Elle n’écrit pas. Ne dessine pas. N’avance sur aucun de ses projets qu’elle croyait enfin pouvoir faire entrer dans sa vie après avoir fait sortir l’autre. Elle ne lit même pas.

Elle se dit que ça pourrait céder à n’importe quel moment. Maintenant. Ou là. Là encore. Là. Mais ça ne cède pas pour l’instant. Cette nuit, elle a rêvé de Dantec. Ou plutôt, elle a rêvé qu’un invité, qu’elle avait tant attendu, finissait par sonner à son interphone. Mais il n’arrivait jamais jusqu’à sa porte. Elle sortait sur le palier. Sur les marches du long escalier en colimaçon, comme on en voit dans les vieux appartements parisiens, elle pouvait voir le long manteau noir de son invité qui frottait le sol, mais pas son visage. «Je peux vous aider?». Mais il ne répondait pas. Il aurait fallu qu’il s’en aille, elle le sentait, qu’il s’en aille avant qu’il ne lui arrive quelque chose de funeste. Mais il était entré dans le bureau de Dantec. S’asseyait en face de l'autre sur un fauteuil en cuir, sans s'apercevoir que sur cette chaise gisait déjà un écrivain mort. Et elle, c’est le moment le plus troublant, partageait, et l’effroi de son visiteur s’enfonçant dans le corps mou, et la satisfaction morbide de Dantec, et l’angoisse d’assister impuissante à la scène. Elle ne s’est pas rendormie avant longtemps. Ça résonnait comme l’avertissement de quelque chose de grave, je ne sais pas, la nuit, les peurs prennent des tournures terriblement menaçantes. Mais ce n’était pas comme n’importe quel cauchemar.

Elle se replie sur le sofa. Ça commence à faire mal. Tous ces efforts pour ne pas faire d’erreur. Pour que ça ne tombe pas. Que ça ne soit pas vain. Pour qu’il reste quelque chose. Autre que des ruines. Elle se dit, il y a le lent délabrement du quotidien, oui, et puis, il y a d’autres formes de chutes. Qu’elle va mettre sa vie en sac pour la protéger de l’usure du temps. Qu’elle va rester assise là. Il est bien ce canapé. Il est confortable aussi.

C’est bien aussi.

Finalement.

Ce confort-là.