30 nov. 2011

Dans la rue... Jean-Baptiste Dumay, Paris

18 Novembre 2011









Bonjour Walter!

Il est deux heures du matin et je me suis installée à mon bureau pour t'écrire une lettre. Tu vas me dire que tu n'as même pas encore répondu à la précédente, mais j'ai fait un rêve très très étrange cette nuit, et tu sais comme j'aime les rêves, je trouve qu'ils sont comme des petites clés qu'il faut manipuler avec la plus grande délicatesse quand on se réveille parce qu'elles deviennent toutes molles et peuvent changer de forme et alors elles ne servent plus à rien, enfin bref. Ce rêve là, il était complètement différent - et je n'ai pas réussi à me rendormir après. 

Alors je me suis mise à penser à toi. Et c'était presque aussi étrange que mon rêve tu sais, je me disais que je me considérais un peu comme ta femme, même si tu en as déjà une - tu trouves ça débile, non? - et que la façon dont je pensais à toi à chaque fois que je t'écrivais ça ressemblait à la façon dont j'imaginais qu'on devait penser à son mari quand on lui écrit. Il ne m'en fallait pas plus, comme tu peux te l'imaginer, pour que je me demande si c'était possible d'être mariés plusieurs fois, à plusieurs hommes en même temps. Mais comprends-moi bien. Je ne te parle pas du tout de polygamie, non, non, non. Je ne suis pas en train d'imaginer qu'on puisse vraiment être mariés toi et moi, et encore moins vivre avec ta femme. Je pensais à quelque chose...  Bon, je m'explique. Par exemple, tu ne t'es jamais dit que, dans une autre dimension que celle dans laquelle je t'écris cette lettre, nous étions peut-être mariés, et avions même des enfants? Tu n'as jamais pensé au prénom de nos enfants? Dans quelle classe ils allaient faire leur rentrée cette année, et s'ils s'en sortaient bien? 

Tu sais ce que je pense? Quand j'écoute les gens qui m'entourent, j'ai l'impression qu'ils se persuadent que l'existence doit être complètement logique. Alors ils font comme si tout ce qu'ils avaient à l'intérieur coïncidait avec la logique extérieure. Et y a pas cinquante mille façons de le faire. Ils coupent. Ils coupent tout ce qui dépasse, Walter, tout ce qui ne rentre pas dans la logique de leur existence. Et ils deviennent possessifs et jaloux parce qu'ils ont très peur. Alors que ça ne peut pas mener sur d'autres chemins que celui de l'adultère ou la petite mort physique. Je ne sais pas si je suis claire, mais il est tard à présent et je voudrais avoir encore le temps de dormir quelques heures. 

Ah oui. Mon rêve. Je devais aller acheter des chaussettes dépareillées parce que je n'en avais plus. 
Je t'embrasse Walter, 
À bientôt.

6 nov. 2011

Dans la rue... Hutchison, Montréal

28 août 2011





Troubles de la vision

Il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à la prosopagnosie pour ne pas reconnaître les traits, les saillies, les teintes qui forment cet ensemble qu'il est coutume d'appeler visage. Ils se relayent si vite parfois, d'une semaine à l'autre, comme des lanternes en file indienne qui attendent leur tour pour maintenir le lieu habité  en lieu de vie.

Les visages qui défilent, et partent en laissant une allumette sur la table pour qu'on gratte les dépôts et les souvenirs consumés de leur passage. Une chanson qu'on bougonne avec humeur au saut du lit parce qu'elle avait pris la bonne habitude d'être reprise en écho depuis une autre pièce, et bute sur un silence. Un parfum protéiforme, amalgame de l'odeur incrustée de ceux qui sont passés par là, les fragrances organiques sur une écharpe oubliée, et l'odeur du tabac qui aime traînasser dans les pièces malgré le soin qu'il prenait à toujours fumer dehors - et s'est déposé aussi dans les cheveux qu'il encordait sous ses doigts en noeuds pleins de promesses qu'on sera bien incapables de tenir mais n'oubliera pas.

Un récipient de plastique sur la table du salon dans lequel on aura laissé les pièces inutiles, embarrassantes, parce que trop légères pour en faire des rouleaux dans lesquels on rassemble ses dernières forces et espoirs avant de les mettre en paquets de 10 dans ses poches. Un mot sur la table qu'on a pesé longuement pour qu'il ne soit pas le dernier, et n'a pas trouvé place dans ces poches. Des petites manies, si petites qu'on pourrait ne pas les remarquer, mais brodent elles-aussi une présence en creux.

Il n'est pas nécessaire d'aller jusqu'à la prosopagnosie pour confondre les visages et les identités, ne plus distinguer le sien de celui des autres, prendre une lanterne pour une étoile. Alors peut-on imaginer - voire représenter - la confusion d'un décor où l'incertitude dans laquelle nous plonge la prosopagnosie côtoierait les déformations qu'une vieille hypermétropie inflige en écrasant la trois dimension sur une surface plane?