27 déc. 2012

Dans la rue... St-Zotique, Montréal

29 octobre 2012


« Il a essayé d’aimer ». C’est l’épitaphe que l’abbé Pierre aurait voulu qu’on grave sur sa tombe. C’était dans le reportage qu'elles ont vu l’autre dimanche. « Tu crois qu’ils vont respecter ses dernières volontés? », chuchote sa mère.

Elle n'a gardé, de la Pologne de sa mère, que des cheveux très noirs, de vagues souvenirs d’enfance, et des histoires d’exodes qu’on pourrait croire sortis tout droit de livres de contes, mais qui sont vrais. C’est dans cet entre-deux que s’est toujours rangée cette enfant d’immigrés, entre deux langues, entre deux continents, entre une culture qu’elle ne connaît qu’en récit, et une autre qui l’encercle sans vraiment l’inclure.

Elle pousse sa mère jusqu’à la première rangée de sièges en décochant un bref coup d’œil à un homme en costume prêt à repartir. Parfois, elle se demande ce que les autres se murmurent dans cette salle, s’ils parlent comme on allume un téléviseur, pour passer le temps. Ou si la pièce a la charge spirituelle des salles de prière de son enfance, et si l’on se confesse à hauteur d’homme dans ce pays, au lieu de s’adresser à Dieu. Elle se tourne vers sa mère, monument vivant de toutes les traditions et valeurs de son peuple, qui exhale un soupire et revient pour la énième fois de la journée sur son abbé. Elle n’en démord pas, depuis ce reportage, même la disparition de leur pape ne l’a pas autant préoccupée. 

Elle, au contraire, la mort du pape, à l'époque, elle l’avait reçu comme une blague, une sacrée blague, glousse-t-elle en faisant un discret signe de croix, que Dieu avait voulu jouer à tous les fanatiques en faisant mourir le pape un premier avril. Les cardinaux dénués de tout sens de l’humour avaient d’ailleurs tronqué ce message divin en attendant le deux pour annoncer la triste nouvelle. Ils n’avaient pas compris que la religion aussi devait être légère et par leur faute un homme de plus était mort pour rien.

Elle l’avoue, elle n’a pas la ferveur de ses aïeuls, mais elle y croit, oui, elle croit en dieu. Du moins s’efforce-t-elle d’y croire comme il se doit. Alors, depuis dimanche, elle aussi est troublée, non pas de cette mort, mais de ce que cet homme généreux aurait révélé au soir de sa vie, déclarant qu’il attendait la mort comme « une impatience », c’est ce qu’elle a lu dans les journaux. « La mort, c’est la sortie de l’ombre. J’en ai envie. Toute ma vie, j’ai souhaité mourir ». Elle aimerait demander à sa mère ce que ces mots signifient. Car, pour elle, c’est une brèche qui se creuse dans sa vision du monde, l’aveu in extremis et déguisé du désespoir spirituel d’un homme qui a pourtant sacrifié sa vie entière à l’amour des autres. Au fond, se demande-t-elle, et cette question lui fait mal, ne faut-il pas avoir totalement cessé de croire pour devenir vraiment bon? 

14 déc. 2012

Dans la rue Marie-Anne... Montréal

2 mai 2012
Come On! by The Hives on Grooveshark
Liste des choses qui ne valent pas la peine d'être faites 
Assembler les chaussettes sales par paires
Lire les livres dont tout le monde est en train de parler
Faire sa pâte feuilletée
Taper son nom sur Google
Offrir une cravate
Essuyer la vaisselle en train de sécher
Faire des listes de choses faites
Donner une troisième chance
Avoir peur de mourir
N'entrer que la moitié de la voiture dans le garage
Émincer en fines tranches régulières les légumes d'un velouté
Éviter les conflits
Laisser la lumière allumée en prévision d'un retour nocturne

25 nov. 2012

Dans la rue... Laurier, Montréal

2 mai 2012

«Aimer c'est souffrir. Pour éviter de souffrir, on doit ne pas aimer, mais alors on souffre de ne pas aimer. C'est pourquoi, aimer c'est souffrir, ne pas aimer c'est souffrir et souffrir c'est souffrir. Être heureux c'est aimer, être heureux c'est donc souffrir mais souffrir rend malheureux. En conséquence, pour être malheureux, on doit aimer, aimer souffrir et souffrir d'être trop heureux.» Woody Allen

Je collectionne les maximes qui commencent par Vivre c’est…, Aimer c’est…, Mourir c’est… Celle-là, notée à la page 24 de mon carnet, a fait l’objet de toute mon affection durant des semaines.

Je les récolte partout : dans les livres, au beau milieu d'un film, assise à la terrasse d’un café ou titubante à la sortie d'un bar, je sors mon carnet de ma poche pour noter, immédiatement, une pensée qui résume en quelques mots des concepts auxquels d'autres ont consacré une vie. C’est une occupation vulgaire, je sais, mais j’adore ma collection.

Je ne raffole pas des accessibles, des galvaudés, tellement connus que la pub s'en saisit. Partir, c’est mourir un peu. La vie, c’est mourir aussi. Vivre c’est choisir. La blague! L'ennui! Je leur préfère de loin les incongrus. La vie, c’est comme une dent, de Boris Vian. Les structurellement incorrects. Pour moi, vivre, c'est Christ, de l'apôtre Paul. Les misogynes. Sentir, aimer, souffrir, se dévouer, sera toujours le texte de la vie des femmes, de Balzac dans Eugènie Grandet. Et puis les simples, d’une simplicité indécente, comme celui-ci, La vie c’est la vie et l’art c’est l’art, ou même mieux, allons-y, La vie c’est la vie, qu’on voudrait chantonner dans une robe à froufrous en dansant dans les ruelles de Montmartre. 

24 nov. 2012

Dans la rue... St-Dominique, Montréal

27 septembre 2012


Dans la bibliothèque, les livres sont rangés par éditeur (Gallimard, Quartanier, Minuit, Flammarion, Seuil, Heliotrope), collections (Blanche, Essais, Poche, Imaginaires), couleur, taille et ordre alphabétique des auteurs. C'est propre, et net.

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Autour, il cherche tant bien que mal la place juste pour chaque bricole inutile qu'impose la vie collective. Si bien que le salon prend de plus en plus des airs d'installation, à force d'assembler les objets par taille, couleur, thème.

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Depuis tout à l'heure, il essaie de se concentrer sur La Nausée de Sartre, mais bute sur les traces que d'autres lecteurs ont laissées au crayon de papier sur les pages du bouquin.

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«Je sais que je ne rencontrerais plus jamais rien ni personne qui m'inspire de la passion. Tu sais, pour se mettre à aimer quelqu'un, c'est une entreprise. Il faut avoir une énergie, une générosité, un aveuglement... Il y a même un moment, tout au début, où il faut sauter par-dessus un précipice ; si on réfléchit, on ne le fait pas.»

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Alors il repose le livre ouvert à l'envers sur ses cuisses.

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Le geste qu'elle a posé tout à l'heure au restaurant, et répété, comme une bravade, jusqu'à ce que le bol soit vide. De plonger sa main délicate dans la sauce au vin blanc pour attraper une moule juteuse que sa langue, chaque fois, a adroitement débusquée à peine le coquillage touchait ses lèvres.

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«Ça insiste», dit Sartre. Il parle de la mauvaise foi, certes, mais la laideur de certains gestes, «ça insiste» aussi, jusqu'à éclabousser tous les autres qu'on avait jusque là jugés parfaits. Sartre manifestait une horreur fascinée pour les corps.

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Il a eu tord de croire que la perfection des moments partagés pourrait servir de liant autour d’un amour enfin inconditionnel. Puisqu'il suffit d’un geste, déplaisant, inattendu, mesquin ou ridicule, pour que tous les autres souvenirs soient avalés, immédiatement, entassés dans quelque chose qui se refusera désormais à toute consultation ultérieure.

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Dans son salon, il n'y a pas de télé. Il n'y a pas de plantes. Quand il lit, il écoute des musiques qu'il comprend si parfaitement qu'il pourrait les traduire en équations, alors qu'au fond, tout ce qu'il voudrait, c'est être encore capable d'être ému par une chanson populaire.

30 oct. 2012

Dans la rue... Chateaubriand, Montréal

14 mai 2012

Elle est derrière la vitre, vêtue de mes habits. Le chapeau qu'on m’a offert pour Noël et que je ne mets jamais, mais chéris aussi fort que les autres, est là aussi. Ce que cette mascarade signifie? Il y a des scènes d’une vie qui pourrait bien être la mienne, je ne sais pas trop, je ne me regarde pas vivre, en tout cas pas toujours.

Pendant la dernière heure, elle n'a cessé de faire des allers-retours dans la pièce pendant que l'autre me surveillait caché derrière le rideau opaque de la porte d'entrée. Elle prend un livre, le dépose, s'assoit sur une chaise pivotante, tourne, tourne, tourne, se lève et titube, embrasse un homme-souris, danse bras dessus-bras dessous avec la femme au chapeau. Et malgré le contre-jour, j'imagine l'arrogance de son petit sourire narquois que j'aime tant.

Mais je m'en fous, des fenêtres, il y en a tant. Il me suffit de continuer mon chemin, m'arrêter devant la façade du triplex de droite, me hisser sur la pointe des pieds pour saisir à la dérobée, à travers la fenêtre du rez-de-chaussée laissée allumée, une de ces scènes qui ne me parle pas de moi, mais expose la vie des autres, dont on rêve et qui toujours se dérobe, comme si elle n’était pas vraie, qu’une projection discontinue d’un film muet monté de toutes pièces.

28 août 2012

Dans la rue... Bernard, Montreal

19 avril 2012

Elle m'a dit, si c'est pas pour toi, fais-le pour la gamine. Elle prenait des cours de piano. C'était l'année où je lui avais offert l'album I put a spell on you de Nina Simone. Elle faisait rewind, stop, play sur Feeling Good et sautait tout autour de la table du salon avec le magnéto dans les bras. Alors j'ai essayé de le faire. Pas pour moi mais pour la gosse. J'ai caché les bouteilles dans un coffre-fort. J'ai caché le coffre-fort dans la cave. J'ai jeté la clé dans le jardin. Je l'ai retrouvée tard dans la nuit. J'ai vidé le coffre-fort dans la même nuit. Je l'ai rempli à nouveau. Je l'ai caché à nouveau. J'ai jeté les clés dans le jardin. Je les ai retrouvées, tard dans la nuit. J'ai vidé et j'ai rempli le coffre-fort. J'ai caché des bouteilles dans les placards. J'ai caché des bouteilles dans mes poches. J'ai arrêté de chercher la clé. Et puis je suis mort ; c'est arrivé, c'est tout. Je me souviens même plus de ce qu'il s'est passé après, mais ça n’a pas fait de bruit.

Elle a vieilli sans moi. Elle vit toujours dans notre appartement. C'est une femme toute seule. Elle peut s'assoir devant le piano. Elle peut regarder la télé. Elle peut marcher. Elle peut sortir la monnaie de ses poches et la compter. Elle peut s'allonger sur le canapé. Elle peut tapoter les coussins pour leur redonner leur renflure. Elle peut faire les poussières. Elle peut écrire une lettre. Elle peut parler. Elle peut se préparer pour aller à l'église. Elle peut allumer la lumière. Elle peut se teindre les cheveux. Personne ne la voit. Quand je lui souffle que je l'aime à l'oreille, elle secoue ses cheveux avec la main comme si quelque chose était pris dedans.

Chez elle, on dirait que le temps s'est arrêté après une fête de Noël qu'aurait eu lieu dans les années 80. À la fenêtre, seul le sourire d'une vieille photo de Nina attire le regard des passants.

16 août 2012

Dans la rue... St-Viateur, Montréal

29 mars 2012

- payer facture électricité
- virement loyer
- lessive buanderie
- ranger appartement

- acheter aubergine/tomates/farine/oignons/viande hachée agneau
- appeler maman
- prendre rendez-vous dentiste
- payer carte de crédit

- cours de yoga
- acheter fromage/vin pour vendredi
- dernier Woody Allen (Quartier latin 19h30 ts les jours)
- faire lessives/draps
- faire impôts

- rendez-vous garagiste
- rendez-vous dentiste
- appeler maman
- payer loyer/éléctricité/téléphone
- démissionner


- figues/jambon/fromage/vin
- sucre à l'érable/fraises/chantilly?
- mousseux?
- savon pour les mains
- lessives 

- monter un blog sur les brunchs
- rendez-vous dentiste +
loyer
- électricité
- bilan sanguin

- ranger débarras
- appeler maman
- rendez-vous dentiste ++

- envoyer CV
- acheter appareil photo

- réserver chalet
- bougies
- lait, oeufs, miel, confiture
- viande, patates, poivrons, asperges
- piles pour ampli
- spirale antimoustiques
- crème visage Marie

- tomates/laitue/courgettes/haricots/asperges
- pommes/fraises/raisins 
- poisson/lait/oeuf/ail/farine de riz/pates de mais/sauce tomate/fromages
- tampons

- appeler maman
- installer étagères

- sauvegarder ordi sur disque dur externe
- ramener livres à la bibliothèque

- déposer les affaires de Marie chez sa mère
- payer électricité/loyer/téléphone
- vendre la machine à pain sur Craiglist
- arroser plantes de David
- annuler rdv chez le psy



14 juil. 2012

Dans la ruelle... entre Chateaubriand et St-Vallier

9 septembre 2011


[Je préférais ne prendre rien à prendre une chose imparfaite.
Louis Aragon]

[Elles attendent le Prince Charmant, ce concept publicitaire débile qui fabrique des futures vieilles filles, des aigries en quête d'absolu, alors que seul un homme imparfait peut les rendre heureuses.
Frédéric Beigbeder] 


- Moi, j'veux un homme parfait.

J'ai lâché ça comme une cuillère dans un bol de soupe chaude, coupant net la conversation onomatopathétique de Mathilde avec son téléphone, ou plutôt avec le mec du moment qui, rendons-lui au moins ça, a la capacité de taper avec précision et sans fautes d'orthographe une suite de lettres («loooool» ou encore «ouuinnnn») sur un clavier minuscule.

- Mettons que ça existe, que t'en aies un qui débarque là dans la cour, qu'est-ce que tu ferais de lui? Tu le reconnaitrais comment?
- Je sais pas, il serait... peut-être... au-dessus.
- Au-dessus de quoi? Du portail? Dans une tunique d'ange, avec une aura de lumière autour de lui, ah ah?

Je répète simplement «au-dessus» en retombant sur le dossier de ma chaise, et je pense à l'hexagramme chinois de la contemplation - le Kouan -, à la manière dont j'avais été impressionnée en trouvant dans mes présages cette carte qui parle de la puissance du souverain quand il est en haut de sa tour, à part, mais au courant de tout, et regardé par tous.

- Peut-être qu'il parlerait juste quand il faut, tu comprends?
- Nan, nan, j'essaie, mais je te comprends pas. T'as toujours ton jeu de tarot?
- Tu vas pas recommencer? Franchement....
Bon. Disons qu'il pourrait y avoir des catégories socioprofessionnelles d'homme parfait. Le psychanalyste. L'écrivain. Le professeur de Kung Fu. Mais attention aux faux amis, comme l'avocat et le médecin.
- Ah ouais, qu'elle hurle depuis la cuisine, je comprends. En fait, tu veux un mec qui aies les couilles de te coller contre un mur pour te baiser. Mais t'es tellement coincée que tu veux qu'il te baise juste avec des mots.
Je tourne la tête vers le jardin des voisins, pour échanger un petit sourire d'excuses avec Nicolas, propriétaire, marié, un enfant, le second dans l'année, attaché à la cuisson de la viande sur son barbecue.
- ....
- Tiens, prends trois cartes.
- Tu m'emmerdes avec ta magie.

Et pendant que je dépose sur la table, à visage découvert, les pans enfouis de ma psyche, elle glousse et se tape les mains en répétant «c'est pas croyable!».
- C'est pas croyable!
- Bon, t'as trouvé où il se cache mon putain d'homme parfait?
- Tiens, le chariot, tu vois, c'est la carte de la royauté...
Je pense .... à la carte du Kouan qui parlait de la puissance du souverain quand il est en haut de sa tour....
- Elle symbolise la maitrise des émotions et des instincts. Ensuite, le 8, c'est la perfection féminine...
À un visage de poupée de porcelaine, dont les grands cils s'ouvrent et se ferment docilement quand on incline sa tête. 
- Et la carte de la Lune, c'est le côté obscur  de l'inconscient, les obsessions...
À un masque figé, impénétrable...
- La personne qui tire la carte de la lune ne peut rien construire de solide, elle est plongée dans la projection de son imaginaire.
À quelque chose d'invulnérable.

29 juin 2012

Dans la rue... Boyer, Montréal

30 mai 2012
30 mai 2012




Le téléphone sonne, je jette un coup d'oeil au numéro qui s'affiche. Je me demande si je vais regretter celui que j’ai laissé là avec son silence qui menace de le tuer et que peut-être ce n’est pas du tout ça mais je n’ai pas osé lui demander, regretter tous ceux à qui je n’ai jamais demandé les raisons de leur silence, et tous ceux à qui je n'ai rien dit.



Le téléphone sonne, mais je ne réponds pas. Je scrute les petites tâches qui parsèment les photos accumulées sur mon ordinateur. Je pense qu’on peut se lever tous les matins, manger, parler, sourire, et être mort quand même. Le téléphone sonne, je pense que je ne veux pas le quotidien qui s’effrite, les yeux qui cherchent par la fenêtre, les caresses à l’eau de javel, et bientôt on parle sans s’écouter, de ta journée et de la mienne, comme des agendas, avec des heures en début de phrases et une liste d’activités en point de forme.



17 juin 2012

Dans la rue... Bellechasse, Montréal

22 février 2012

Elle porte des chaussures roses, surmontées d'un noeud bleu, dont le claquement qu'elles provoquent chaque fois qu'elles cognent le sol devraient conférer à l'ensemble une allure féminine.

*****

Elle ne prend plus de café - même pas le matin-, et se sent beaucoup mieux. Mais elle n'a pas trouvé encore la boisson chaude, stimulante, qui ait pu remplacer, en offrant autant de plaisir, ce préambule matinal. Alors elle le saute.

*****

Quand elle mange, elle engouffre parfois toute son assiette en deux bouchées, et continue de racler de la fourchette les quelques traces de sauces restant parce que son cerveau, dupé par la rapidité de la manoeuvre, n'a pas encore pu lui envoyer un message de satiété.

*****

À la maison, elle ne triture pas ses lèvres en parlant comme elle le fait à l'extérieur.

*****

Elle raconte des choses qui ne l'intéressent pas mais qu'il écoute en attendant son tour, comme si c'était un mal nécessaire. Quand elle ne finit pas ses phrases, il se sent escroqué, parce qu'il reste là, pendu à une suite de mots qui n'arrivent pas, alors qu'il aurait pu très bien consacrer ces quelques secondes à quelque chose de plus intéressant.

*****

Quand on sonne à la porte, elle se regarde dans la glace et se recoiffe avant d'ouvrir. Parfois, elle lui dit «Ouvre, toi. Je peux pas me montrer aux autres dans cette tenue-là». Alors lui, il est quoi, hein, s'il n'est pas les autres? La prolongation de son corps à elle? Un objet inanimé? Elle dit: toi, c'est pas pareil, toi je t'aime.

*****

Parce que l'histoire s'écrit tous les jours sans qu'on y prête attention, il ne faut pas négliger les menus détails du quotidien.

14 juin 2012

Dans la rue... Henri Julien, Montréal

13 mai 2012



Je dévisage Lublo pendant qu’il n’a d’yeux que pour son entrecôte-frites. Je ne lui ai jamais dit à quel point il me fait penser à mon père. La plupart du temps, dès que cette impression m’effleure, je la renfonce bien au fond de l’estomac et j’avale une bonne gorgée de vin.

- T’as pas l’impression qu’on s’écoute plus, Pablo ?
- Hello, moi c’est Lublo. Pablo, c’était ton père. Merci de la comparaison !

Au lieu de découper ma viande, je décortique des morceaux de mon père dans l’image de Lublo. Il sent que l’humeur est électrique, fait tout ce qu’il peut pour ne pas rencontrer mon regard-scalpel et raconte des anecdotes qui m’auraient fait bâiller si je ne mourais pas d’envie de lui faire une scène. Une scène à cause de ce blablabla craintif, justement. Une scène à cause de ce corps fluet qui me rappelle celui que ma mère n’a osé quitter qu’au bout de vingt longues années, vieillie avant l’âge de n’avoir jamais pu être quelqu’un d’autre pour son époux qu’une mère. Une scène à cause de ses cheveux trop blonds et trop fins pour que nos futurs enfants aient une chance de ne pas me ressembler. Une scène, fantastique, désespérée, à cause de ce silence qui va le tuer, comme mon père, l’étouffer dans cette bile qu’il refuse de reconnaître en lui, à cause de cette carapace qu’il brandit comme une armure alors que c’est un tombeau.

- Qu’est-ce que tu dirais si j’étais enceinte ?

Lublo est un peu méfiant, très silencieux. Il doit croire que j’ai la mauvaise foi des mauvais jours, et slalome autour de mes questions tendues, béantes, comme des pièges. 

- T’en aurais rien à foutre, hein!
- Oui, oui, bien sûr, j’en aurais rien à foutre, c’est ça.
- Avant, t’aurais sûrement pas réagi comme ça.

Lublo découpe son entrecôte, en attrape un bon gros morceau avec sa fourchette, pique quelques frites par-dessus, trempe l’ensemble dans la mayonnaise et descend le visage à hauteur des verres en ouvrant grand la bouche pour y enfourner sa livraison spéciale.

- Avant quoi ?

30 mai 2012

Dans la rue... Beaubien, Montréal

18 avril 2012



Ce mec à qui l’on propose un billet gratuit pour le prochain train vers Berlin, alors qu’il vient juste d'appeler sa mère pour lui dire, après trois ans de fuite silencieuse autour du monde, qu'il rentre pour de bon...

Cette fille en talons hauts qui déboule sur le trottoir, pousse les passants, et lâche un rire hystérique en atterrissant sur la vitrine d’une bijouterie sur laquelle elle plaque ses bras grand ouverts comme si elle croyait pouvoir étreindre la bague exposée derrière la vitre...

Cet homme qui ramasse quelque chose par terre, se retourne, et court après la jeune femme qu'il vient de croiser pour lui demander si c'est son nom, en lui montrant, à l'intérieur de l'alliance qu'il a trouvée sur le sol, un nom gravé...

On voudrait que ces incidents provoquent une fissure dans la ligne de pensée - et de  vie - des protagonistes, et reviennent les frapper sans répits comme un motif dont on n'arrive plus à se passer car il pourrait être cet événement qui donne un sens définitif à l'enchaînement de fragments qui forment une vie.

Par contre, quand la fissure œuvre en silence, quand le quotidien ne fait que se replier en moments identiques, qui se superposent les uns sur les autres, comme les cafés qu’ils superposent sur leurs estomacs vides chaque matin, on bute sur l'impossibilité de raconter, par la perpétuation sans heurts de gestes communs, les raisons pour lesquelles ça ne pourra plus jamais être pareil.

Ils continueront de laisser filer les matins en superposant des cafés qu’ils s’amusent à servir plus courts d’heure en heure comme pour mieux sentir la précarité du temps qui leur reste. Ils s’asseyront sur les quais à midi, parleront d’un livre, retourneront travailler, se retrouveront le soir, boiront un vin qui déliera les angoisses en ramenant les corps à l’instant présent, pendant que, dans l’avion, au souvenir des petit-déjeuners sous le soleil matinal d'un balcon parisien, elle accumulera sur sa tablette les mignonnettes de rouge, jusqu’à ce que montent les larmes.

8 mai 2012

Dans la rue... St-Denis, Montréal

19 avril 2012




Andrea, la voisine du premier, ne s’intéresse pas à moi. Ça ne m’empêche pas de me précipiter chaque matin dans sa cuisine aux premiers sifflements de la cafetière pour cueillir sur son visage cet instant fugace pendant lequel, je le jurerais, elle est totalement elle-même.

Elle ne danse pas, ne sourit pas, n’a rien à dire. Elle n’a pas l’air fatiguée. Ni plus vieille, ni plus triste que lorsque je la croise plus tard. Elle a l’air… passée. Un film en noir et blanc, que José, son copain, se chargera de colorer pendant le reste de la journée. Elle sort la confiture, qu’elle verse dans un petit ramequin avant de le déposer sur la table, ses gestes sont automatiques, son regard lasse me fait l’effet d’une gorgée de rhum, et je me répéte en boucle jusqu’à ce que la phrase, je l’espère, soit expulsée d’elle-même un jour à force de tournoyer en moi, que ses lèvres doivent avoir la même fraîcheur que cette confiture dégoulinant sur mes doigts. 

Elle n’est pas maquillée, elle n’est pas parfumée, elle a la peau grise, elle n’est pas drôle, elle n’essaie pas de l’être, n’a pas de conversation, ses gestes sont sans affèterie, nus, secs, je me sens de plus en plus plus proche d’elle, jusqu’à ce que le claquement de la porte annonce l’arrivée de José. Tape sur l’épaule, bousculade. Il m’ébouriffe les cheveux, « Ah, toi », qu’il rigolle tout simplement, puis il va s’asseoir en glissant une main sur les fesses d’Andréa qui finit par se marrer aussi.

Avec José, elle forme un couple parfait.

12 avr. 2012

Dans la rue... Saint Vallier, Montréal




Sur le pallier, comme tous les soirs à partir de huit heures, le vieux du troisième étage, aile gauche, a descendu et déplié devant ma porte un campement de fortune, composé principalement de matériel électronique et de deux caisses de plastique qu'on a tous un jour utilisées en guise de bibliothèque d'appoint ou de panier à vélo, mais servent ici de bureau. Le petit écran de son netbook projette la diffusion en direct, enrouée par les faiblesses du wifi et le nombre d’internautes connectés, des dernières manifestations.

«Ca va mal», dit-il.
Je lui souris.

Une fois, il m'a raconté son histoire d’amour avec une fille qu’il avait rencontrée au secondaire. Elle avait une bouche grande comme la mienne, m’avait-il dit, qui traversait son visage d'une oreille à l'autre. C'était l'amour de sa vie.

Moi, j'ai jamais appelé personne l'amour de ma vie, et je me méfie des mots. Qu'on parle d'amour ou de politique. Le dernier mec avec qui j'ai baisé, il ne m'attirait pas du tout. J'ai baisé avec lui parce qu'il m’a tellement répété qu’il avait envie de me dévorer qu'il m'a fini par me convaincre que j'étais un gros sandwich, et j'ai pas eu d'autre choix que de l'être jusqu'au bout.

En ce moment, de toute façon, le vieux ne me parle que de la grève étudiante. Il occupe la parole comme d’autres prennent la rue, et commente en direct les commentaires que les internautes font en direct de la diffusion en direct des événements. Il dit que le printemps érable aura marqué les générations futures, il énumère le nom des intellectuels qu’évoquera la jeunesse de demain lorsqu’elle parlera de nous. Il se gave d'une indignation qui finira bien par le pousser dans la rue ou l'étouffer. Il me demande :

- Et ton carré rouge?

Je ne lui dis pas.
Qu'avant de quitter mon appartement, j'ai mis du rouge sur mes lèvres et ces quelques mots sur la vitre.



1 avr. 2012

Dans la rue... Chateaubriand, Montréal

5 mars 2012








Postée là sur le lit, le regard planté dans la nuque dégagée de Carlos trop concentré sur son travail pour m’accorder la moindre attention, je ne sais pas, je l’avoue, je pense à des trucs pas catholiques. Il me baragouine des théories politiques ; moi, j’ai discrètement dégrafé mon soutif et roulé ma culotte jusqu'à terre. Je fais « ah, hein, hein, hein, hein » pour remplir les silences. Descends la bretelle de ma robe pendant qu’il me récite les mots de Marx, encore une fois, il se trompe en s’appuyant sur des monuments de la pensée au lieu de s’ouvrir à la vie, l’autre bretelle, la robe glisse, je me retiens pour ne pas rire en imaginant sa tronche quand il lèvera la tête, et mon cœur se rompt lorsqu’il la lève, s’étouffe dans les derniers mots de sa phrase en écarquillant les yeux sur moi, nue, sur son lit.

Un ange passe, comme dirait l’autre, avant que le visage de Carlos reprenne quelques couleurs et qu’il ait l’air d’imprimer ce qui va arriver. Pauvre Carlos. Il se précipite sur moi en se prenant les pieds dans son jeans qu’il essaie d’enlever en marchant. J’entends crrraaaccc, une ribambelle de perles tombe sur le parquet, le con a accroché son slip dans une maille de son bracelet et a tout arraché. Je rigole. Il rougit. Ah, le T-shirt encore, vas-y que j’arrache une manche, quel combat!, quelle furie!, je me demande s’il faut que je me lève, non, il arrive jusqu’au lit, ouf, je m’allonge et fonds sous sa peau brûlante qui recouvre centimètre après centimètre la mienne. Il a une peau douce et mate, un corps nerveux, mais ce qui me touche le plus, c’est le martèlement de son cœur sur ma poitrine. J'entortille mes doigts dans ses boucles brunes tandis que, d’un brusque coup de rein, le salaud me bourre. Ce n’est pas très élégant, mais je ne lui dis rien, pour la tendresse, on y repassera. J’essaie de ne pas remuer d’un millimètre le bassin pour ne pas le tuer, quand un bruit dans l'autre pièce me fait ouvrir les yeux au moment où… « haaannn »… il croise les miens, jamais saisi tant d’effroi dans un regard, et s’écroule sur moi, trempé de la sueur d’un effort qu’il n’a pas fourni.

Il essaie de me lancer sur la question de mon plaisir, que j’élude d’un sourire. Ce n’était pas au programme, pas ce plaisir là en tout cas, mais c’est un peu trop compliqué à expliquer. Bien sûr, j’aurai préféré que Carlos dure le temps de l’éblouir, le retourner comme une crêpe pour lui montrer de quoi j’étais capable, perchée sur lui en lui infligeant un rythme un peu plus soutenu, mais je sais reconnaître les moments privilégiés. Je lui caresse tendrement le dos pendant que son corps s’alourdit, les battements de son cœur ralentissent, un soupir, et « rrrrrronnnn », il me ronfle une fanfare dans les tympans. Ben mon cochon !

30 mars 2012

Chemin... du chemin de fer, Montréal

18 janvier 2012




La première fois que je l’ai vu, c’était au début de l’hiver, une journée froide et recouverte d’une épaisse couche de verglas. Les gens s’arrimaient aux réverbères, abribus et poignées de porte sans plus d’espoir d'arriver à destination. Moi, j’avais de la chance, mon atelier était en bas de la rue, j’avais qu’à prendre de l’élan, puis me laisser glisser, ça se passait bien, quand, foutrebleu!, j’avais buté sur lui. 

15 mars 2012

Dans la rue... Richelieu, Paris

10 novembre 2011





Si on vivait assez longtemps on ne saurait plus où aller pour se recommencer un bonheur. 
LF Céline

Les fanes du ventilateur ne soulèvent plus la poussière, ni désirs ni fantômes ni peurs. Le temps ne défile pas. Il n’y a pas d’attente. Les heures aussi se sont écroulées. Ce qui lui reste : un casque autour de la tête rempli d’un gaz brumeux. Une tristesse aussi lourde que les confessions sales dont les autres nous décorent parfois en nous demandant de ne le dire à personne. Et des phrases qui passent comme des vagues noires, huileuses. Une succession de gigantesques marées qui n’en finissent pas de la submerger.

Son médecin – un acupuncteur dont le nom, asiatique, sonne comme un label d’authenticité assurant une connaissance intuitive de l’énergie du Qi – appelle ça la phase de concession. Et c’est vrai, même si elle n’entend pas ce mot, «concession», de la bonne façon, bonne au sens où tous les maîtres qui parlent dans les livres qu’elle accumule en pile à la tête de son lit définissent ce qu’est une bonne pensée, c’est-à-dire une pensée qui n’agresse pas, ne culpabilise pas, ne recouvre pas le monde de gris, n’est pas misanthrope, célèbre les expériences heureuses, parce qu’elles font du bien, les douloureuses parce qu’elles apprennent à vivre.

C’est vrai qu’elle est en phase de concession, oui, elle se dédit.

Il lui parle aussi de vent faible dans ses organes. Elle imagine des éoliennes statiques dans ses poumons, dans son cœur, dans son foie, dans sa rate, dans ses reins. Des éoliennes un peu rouillées par l’embrun, qui redémarrent quand-même chaque fois que l’acupuncteur réenclenche son souffle interne. Alors elle sent, que peut-être, dans le bruit sourd de la mécanique en branle, qui la fait tousser comme un reste de grippe, elle pourrait continuer, planter un autre avorton de bonheur, parce que, quand-même, se dire qu’on serait venu là pour rien du tout.

Mais les livres à terre sont faits pour les ratés, les malchanceux, qui n’arrivent pas à suivre le programme d’une vie à deux, et tiennent grâce à des paroles en l’air. Les pales du ventilateur ne remuent rien, les éoliennes sont en grève. Elle pense à tous ces gens connus juste en surface, ces choses dérisoires, éphémères, ces lieux qui ne réveillent plus rien qu’un sentiment d’étrangeté, elle se dit qu’elle n’a peut-être plus la force, pour aller plus loin, elle, toute seule. Juste pour du vent.


16 févr. 2012

Dans la rue... Esplanade, Montréal

29 mai 2011





Elle sait bien qu’au moment exact où Alberto passera définitivement la porte pour ne plus revenir, tous ses désirs extraconjugaux, et la frustration de laisser toujours à l'état de fantasme les prémices de rencontres amorcées d'un regard, les envies - inattendues, mais violentes - de baises, sauvages avec un inconnu, tendres avec un ami, se désintègreront. Qu'ils ne seront plus « sa liberté ».

Pourquoi? Il lui faudra coucher sur le papier cette grande réflexion partant de Sartre, et menant de la responsabilité au désir. Mais là, ce qui l’habite à cet instant précis, c’est le fait que, tout comme on ne désire que ce qui nous manque, on éprouve le besoin d’être libre parce qu’on ne l’est pas. La liberté ne serait alors qu’un désir, non une valeur, et la démocratie, en nous libérant du désir de liberté, laisserait plus de place à d'autres désirs, l’amour, le bonheur, la maison, la voiture, la seconde voiture, la machine à expresso, la veste griffée, la chaleur de la Floride, le bonheur, l’amour, le bonheur, le bonheur, le bonheur.

Elle se demande si elle ne pourrait pas dire qu’elle désire la liberté au même titre qu’elle a ardemment désiré qu’il se passe quelque chose avec ce Jérome dans le métro, ardemment désiré que ce regard qui la perçait se rapproche du sien jusqu’à ce que leurs lèvres se collent. Ardemment désiré tout en tremblant à l’idée que cela arrive et que le désir, du même coup, soit chassé, laissant la place à d’autres sentiments bien plus rugueux comme le remord. Ou la déception. 

N’est-elle pas finalement heureuse dans cette cage? Car, enfin, elle le sait, la cage est ouverte.
Mais lui. Le sait-il?


6 févr. 2012

Dans... une ruelle sans nom, Montréal

20 juin 2011




Combien d’invités sont-ils nécessaires pour justifier l’ouverture d’une seconde bouteille?

11 janv. 2012

Dans la... rue des Falaises, Binic

6 novembre 2011




Éloïse ferme les yeux. Elle attend que la marée monte. Lorsque l’eau atteindra ses pieds, il sera temps d’aller le rejoindre. Elle lui dira qu’elle a pris sa décision.