13 mai 2012 |
Je dévisage Lublo pendant qu’il n’a d’yeux que pour son entrecôte-frites. Je ne lui ai jamais dit à quel point il me fait penser à mon père. La plupart du temps, dès que cette impression m’effleure, je la renfonce bien au fond de l’estomac et j’avale une bonne gorgée de vin.
- T’as pas l’impression qu’on s’écoute plus, Pablo ?
- Hello, moi c’est Lublo. Pablo, c’était ton père. Merci de la comparaison !
Au lieu de découper ma viande, je décortique des morceaux de mon père dans l’image de Lublo. Il sent que l’humeur est électrique, fait tout ce qu’il peut pour ne pas rencontrer mon regard-scalpel et raconte des anecdotes qui m’auraient fait bâiller si je ne mourais pas d’envie de lui faire une scène. Une scène à cause de ce blablabla craintif, justement. Une scène à cause de ce corps fluet qui me rappelle celui que ma mère n’a osé quitter qu’au bout de vingt longues années, vieillie avant l’âge de n’avoir jamais pu être quelqu’un d’autre pour son époux qu’une mère. Une scène à cause de ses cheveux trop blonds et trop fins pour que nos futurs enfants aient une chance de ne pas me ressembler. Une scène, fantastique, désespérée, à cause de ce silence qui va le tuer, comme mon père, l’étouffer dans cette bile qu’il refuse de reconnaître en lui, à cause de cette carapace qu’il brandit comme une armure alors que c’est un tombeau.
- Qu’est-ce que tu dirais si j’étais enceinte ?
Lublo est un peu méfiant, très silencieux. Il doit croire que j’ai la mauvaise foi des mauvais jours, et slalome autour de mes questions tendues, béantes, comme des pièges.
- T’en aurais rien à foutre, hein!
- Oui, oui, bien sûr, j’en aurais rien à foutre, c’est ça.
- Avant, t’aurais sûrement pas réagi comme ça.
Lublo découpe son entrecôte, en attrape un bon gros morceau avec sa fourchette, pique quelques frites par-dessus, trempe l’ensemble dans la mayonnaise et descend le visage à hauteur des verres en ouvrant grand la bouche pour y enfourner sa livraison spéciale.
- Avant quoi ?
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